Fellini entretient un rapport singulier avec les médias, thème récurrent dans son œuvre. L’actualité lui a été une source d’inspiration. L’un de ses films a pour titre Intervista. D’ailleurs, le mot « paparazzi » renvoie à La Dolce Vita. Pouvez-vous, en ouvertur,e nous en expliquer l’origine et la fortune ?
Bien sûr, le terme de « paparazzi » vient directement de La Dolce Vita et de l’imagination foisonnante de Federico Fellini. Il faut préciser qu’en français, le mot est toujours utilisé au pluriel, alors qu’en italien il peut être « paparazzo », mais aussi « paparazzi » au pluriel. En fait, il y a plusieurs explications au choix du nom Paparazzo donné à l’assistant photographe de Marcello, le journaliste de La Dolce Vita, ainsi que le rapporte l’exposition actuelle au Jeu de Paume.
La fortune du mot « paparazzo/i » n’est plus à prouver certes ; quant à son origine, dès lors que nous avons affaire à un cinéaste mythique, il y en a autant que de collaborateurs.
Il est évident que le mot « paparazzo » est magnifique, ce qui explique son succès planétaire… mais laissons à Giulietta Masina, la géniale épouse de Federico, le mot de la fin : en effet, après la sortie de La Dolce Vita, Giulietta Masina affirmait dans le magazine Oggi lui avoir suggéré ce nom, composé à partir de « papatacci », petits moustiques et « ragazzi », jeunes hommes.
Pour l’anecdote, Fellini se serait inspiré, pour créer ce personnage, de Tazio Secchiaroli qui était un photographe de presse et de plateau qui a beaucoup travaillé avec lui. Il avait photographié Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi pour Il Tempo en 1958, photo qui a inspiré à Fellini sa fameuse scène quelque deux ans plus tard.
Le nom « Paparazzo » et le personnage créé sont porteurs de sens et d’une vision critique du monde qui entre en résonance avec notre époque. Quelle est la figure du journaliste dans les films de Fellini ?
La figure du journaliste chez Fellini est assez protéiforme. Sans avoir été réellement lui-même journaliste au sens actuel du terme, on peut toutefois affirmer sans se tromper qu’il a quand même travaillé quelque temps dans un journal satirique, le Marc Aurelio (équivalent de l’actuel Canard enchaîné sous un gouvernement fasciste !), pour lequel il était caricaturiste. Dans la préface du livre « Fellinicittà » que j’ai dirigé aux éditions de La Transparence, Tullio Kezich, proche de Fellini, scénariste et critique de cinéma, affirme que Fellini tenait les journalistes et surtout les critiques de cinéma en peu d’estime. Comme tous les créateurs, il avait peur des trahisons ou des mauvaises interprétations de son travail. Ainsi, je pense que deux personnages résument bien la méfiance, voire le dégoût que la figure du journaliste ou du critique lui inspire : le journaliste français dans Huit et demi qui traque sans cesse le pauvre Guido avec ses questions inquisitoriales, et qui finira pendu dans une scène réaliste et fantasmatique, mais aussi le personnage de Marcello dans La Dolce Vita, ce journaliste de la presse à scandale devenu le parangon de l’oisiveté et de la lâcheté, incapable de se fixer, d’aimer et d’entendre la douleur des autres, sauf peut-être au moment du suicide de Steiner qu’il ne comprend pas. Alors que le journaliste est censé comprendre et interpréter le monde et non se contenter, comme tous les médias le font malheureusement aujourd’hui, de constater en dramatisant. On pourrait multiplier les exemples à l’infini : dans les films de Fellini, les journalistes sont rarement à la fête qu’il s’agisse des reporters japonais qui le traquent sans cesse dans Intervista, ou encore la journaliste prétentieuse qui persécute Toby Dammit sur le plateau de télévision dans Il ne faut pas parier sa tête avec le diable ; ou la télévision dans Ginger et Fred, et plus encore dans La voce della luna, ce film testamentaire et crépusculaire pas vraiment optimiste, mais follement prophétique, sur l’avenir des médias, et par conséquent, du journalisme dans nos sociétés.
La Dolce Vita illustre de manière emblématique, entre autres choses, la mise en scène de la vie privée, la « peopolisation », le primat du sensationnel, du scandale et de l’émotion dans les médias. Dans ses dernières œuvres, Fellini a filmé cette société de l’exposition médiatique et du spectacle qui broie l’authenticité et la poésie. Quelles illustrations peut-on en donner ?
Fellini ne s’en est jamais caché, il haïssait Berlusconi et ce dernier le lui rendait bien. On comprend après coup qu’il avait plus que raison quand on voit l’imbrication du journalisme et du pouvoir, mais surtout la rapide dérive du monde politique vers la peopolisation, que j’ai tenté de mettre en évidence dans un numéro de MédiaMorphoses que j’ai dirigé. Mais Fellini n’est pas un théoricien, n’est pas Umberto Eco ou Noam Chomsky, ni même Jean-Luc Godard ; il est surtout un créateur d’images, un poète, et ce combat pour la liberté et l’indépendance des médias, il l’a mené de manière tout aussi pugnace par des images ou des paraboles. Des exemples ? Ils sont légion, à commencer par La Dolce Vita évidemment dans lequel l’image du journalisme people n’est pas très reluisante, mais est cependant à l’image de la société dans laquelle il s’incarne. Mais je trouve que l’image des Indiens qui attaquent Cinecittà avec des antennes de télévision, ou encore l’interview des notables au milieu de la fête des Gnocchi sont de belles illustrations, symboliques mais fortes, de la trivialité du système de l’information contemporain inféodé au pouvoir de l’argent, du commerce et du show-business.
Quel rapport Fellini entretenait-il avec le « petit » écran ? A-t-il jamais travaillé pour la télévision ?
Avant que l’empire Berlusconi ne fausse la donne, on peut dire que Fellini n’était pas si mal intentionné à l’endroit de la télévision. Pourtant, son sens de la caricature lui faisait bien sûr découvrir, de-ci, de-là, bien des défauts mais qui n’étaient pas encore rédhibitoires, comme le montre le passage de sa petite troupe dans les locaux de l’ORTF à Paris, dans Les Clowns, ce vrai faux reportage réalisé en 1970. En effet, la vénérable institution chère au général de Gaulle y est discrètement présentée comme un vaste labyrinthe, entre usine, hôpital psychiatrique et lieu kafkaïen bien loin du joyeux « bordel » de sa Cinecittà dans Intervista. Cependant, si mes souvenirs sont exacts, nombre de ses films ont été réalisés avec l’appui de la télévision, notamment celui-ci coproduit par l’ORTF et la RAI, réalisé au départ pour une diffusion télévisuelle, tout comme Bloc-notes d’un cinéaste en 1969 (pour la NBC), mais aussi Prova d’Orchestra en 1979. Pour ce dernier toutefois, échaudé par l’expérience des Clowns quelque dix ans auparavant, Fellini a fait en sorte que cette réalisation destinée à la télévision sorte bien avant dans les salles.
Vous rappeliez que Fellini avait été caricaturiste de presse dans sa jeunesse. Selon vous, cela se retrouve-t-il dans son esthétique ?
Bien sûr, on peut dire que Fellini n’a jamais cessé d’être le caricaturiste de sa jeunesse. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il se moquait ou méprisait les autres. Pas du tout. Le sens de la caricature, je pense qu’il l’a hérité de l’histoire romaine en fait pour qui les grotesques étaient un élément constitutif de la société et de l’art. Cet aspect fescennin est une composante de son art poétique, bien intégré et digéré si je puis me permettre cette image hardie. On a souvent parlé d’un « Fellini circus », des monstres, etc. Mais Fellini ne juge personne, il est pétri d’humanité, voire d’humanisme ; il se contente d’observer les figures dans ce qu’elles ont de bizarre ou de comique. Faut-il rappeler qu’il dessinait sans cesse et que ses collaborateurs ont collectionné les croquis qu’il faisait notamment de ses futurs personnages ? Ou bien il photographiait avec leur accord de nombreux acteurs, figurants ou même anonymes, qui acceptaient tous de figurer dans ce qu’il appelait lui-même en riant son catalogue des visages drôles. La caricature est tout sauf humiliante entre ses mains, elle est au contraire pleine de tendresse. Ce qu’il veut, c’est surtout montrer que le côté monstrueux de certains de ses personnages est lié à une hypertrophie qui les rend, paradoxalement, encore plus humains. Les féministes se sont trompé de combat lorsqu’elles l’ont accusé à tort de misogynie avec La cité des femmes. Sous leurs dehors caricaturaux, de walkyries déchaînées, il y a pourtant de la tendresse. Pourquoi le cinéma serait-il consensuel ? Je crois qu’on a besoin d’être provoqué, d’être poussé dans ses derniers retranchements par l’art, et la caricature est pour cela un excellent exutoire. Il en va de même avec le portrait de certaines femmes comme « la Saraghina » (dans Huit et demi) ou « la Tabaccaia » (dans Amarcord) qui sont des femmes caricaturées mais profondément humaines, maintenant presque archétypales.
Fellini s’est inspiré consciemment (ou inconsciemment ?) de l’actualité. La presse écrite ou les actualités cinématographiques sont parfois à l’origine d’images et de plans cinématographiques... Pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?
L’exposition au Musée du Jeu de Paume regorge d’exemples repris dans La Dolce Vita : Anita Ekberg avait été photographiée se baignant dans la fontaine de Trevi quelques années auparavant, ou bien la séquence de la statue du Christ qui survole Rome est inspirée d’actualités cinématographiques de 1956. Ou encore l’apparition de la vierge inspirée de faits réels à Terni, etc. Vous pouvez aussi en avoir un très bon commentaire dans le documentaire « Il était une fois la Dolce Vita » d’Antoine de Gaudemar et Serge July diffusé sur France 5 et bientôt en DVD.
Ces apparitions du réel dans un cinéma qu’on a qualifié souvent à juste titre de baroque m’inspirent deux réflexions : la première, et non des moindres, est que Fellini vient du néoréalisme, il ne faut pas l’oublier, même s’il a eu tendance à en faire fi, et pour de bonnes raisons. Mais contrairement à La Strada qui, à mon sens, est plus empreint de réalisme poétique, je crois que La Dolce Vita marque un dernier retour à une sorte de néoréalisme d’une certaine manière, car Fellini veut y montrer le monde romain, tel qu’il est et sera de plus en plus (en cela, il était follement prophétique !). Zavattini, scénariste de Vittorio de Sica, théoricien et figure majeure du néoréalisme, l’a lui-même reconnu. Même s’il s’inspire du réel, Fellini le transcende, et c’est la deuxième réflexion que cette immersion dans la réalité m’inspire. Le génie du cinéaste a été de pouvoir faire du réel une sorte de mythe, de lui donner encore plus de poésie et de prégnance et c’est là la force immarcescible de son cinéma. Il y a certes d’autres exemples de l’actualité dans ses films, mais il faut ajouter qu’elle est à chaque fois remaniée, « felllinisée » : le voyage du Gloria N. juste au moment du basculement dans l’horreur de la Première Guerre mondiale dans E la nave va, l’histoire de Cabiria inspirée d’un fait divers, Ginger et Fred comme pastiche de l’horrible téléréalité et Satyricon sorte de promenade tout autant dans l’Antiquité romaine que sur la surface de Mars (dixit Fellini).
Fellini et la publicité. Que peut-on dire à ce sujet ?
Fellini a tourné de fausses publicités, et il a dû bien s’amuser, notamment dans Ginger et Fred : on peut les voir dans l’étrange lucarne de la chambre de Ginger, mais aussi en boucles dans les studios de la télévision. Cela était nécessaire pour démontrer toute l’horreur de ce moderne Minotaure. On lui a reproché par ailleurs d’avoir réalisé des publicités, lui qui détestait le commerce et la télévision. Mais il avait besoin d’argent, comme tout le monde, et il s’en est souvent expliqué, tentant de détourner le message pour faire en même temps un message contre-publicitaire. À ma connaissance, il n’a réalisé que cinq films publicitaires, sans doute en raison de difficultés financières, ou pour se divertir un peu, ou les deux. Il faut dire que ce sont des films courts, inoubliables, l’un d’entre eux est même inspiré par un rêve consigné dans son fameux Livre des rêves. Mais ce sont des pubs incontestablement felliniennes et c’est un plaisir. (Voir en fin d’entretien les liens pour les visionner)
Des publicités d’auteur, en quelque sorte… Une dernière question : selon vous, par quel film entrer dans cette œuvre (je pense à un public jeune qui aurait tout à découvrir) ?
Le premier film qui me vient à l’esprit c’est La Strada parce qu’il contient tout Fellini déjà et est accessible à tous les publics. Mais si l’on veut mener une étude plus spécifique sur les médias et la presse, je recommanderais Ginger et Fred plus accessible que La voce della luna qui est cependant plus poétique. Sinon, pour les amateurs de son cinéma, bien sûr Intervista qui est la quintessence de son art, mais qui nécessite une bonne connaissance de toute l’œuvre, et surtout de La Dolce Vita.
(Entretien réalisé par Bruno Rigotard, documentaliste au CLEMI.)
Références citées dans l’entretien
Références bibliographiques
Fellinicittà. Édition de la Transparence, Fondation Fellini pour le Cinéma, 09/2009. Textes, dessins et photographies réunis par Jean-Max Méjean.
http://www.latransparence.fr/fellinicitta.html
Médiamorphoses, n° 8, septembre 2003. « Médias people : du populaire au populisme » :
dossier coordonné par Jean-Max Méjean.
Les publicités tournées par Fellini signalées et présentées par Jean-Max Méjean
- « Oh, che bel paesaggio ! » publicité pour Campari Soda, 1984
- Publicité pour Barilla, 1984 avec la sublime musique de Nino Rota
- Trois spots publicitaires de 90 secondes chacun pour la Banca di Roma, 1992
- Ou encore celle-ci à l’ambiance follement fellinienne et très Voce della luna.
Documentaire
Il était une fois… La Dolce Vita réalisé par Antoine de Gaudemar. 2009, 52’. Écrit par Antoine de Gaudemar, Serge July et Marie Génin. Collection : « Un film et son époque ».
Production : Marie Génin.
Autres références
Dans le cadre de l’événement « Tutto Fellini ! » à Paris :
Rétrospective Fellini à La Cinémathèque française :
http://www.cinematheque.fr/fr/projections/hommages-retrospectives/fiche-cycle/federico-fellini,236.html
Au Jeu de Paume, exposition « Fellini, la Grande Parade » :
http://www.jeudepaume.org/?page=article&idArt=830&lieu=1
Fondation Fellini pour le cinéma
http://www.fondation-fellini.ch/_FF2009/Accueil___Fondation_Fellini_pour_le_cinema.html
Fondazione Fedérico Fellini (Rimini)
http://www.federicofellini.it/